De quoi le « smart shrinkage » est-il le nom ? Les ambiguïtés des politiques de décroissance planifiée dans les villes américaines (2024)

«En 1980, seules quelques personnes réalisaient que ce déclin participait d’une transition plus importante dans l’évolution humaine, comparable au passage de la chasse et de la cueillette à l’agriculture, ou de l’agriculture à l’industrie. La plupart des gens cherchaient encore des moyens de «réindustrialiser» Detroit, d’attirer des emplois et des gens dans un paysage qui se vidait rapidement.»

1Traditionnellement associées aux dynamiques de croissance et d’extension urbaine, les villes américaines montrent depuis peu un tout autre visage. Bien loin des modèles qu’ont pu constituer Chicago, New York et plus récemment Los Angeles, certaines d’entre elles voient leur situation économique et sociale se dégrader et leur population diminuer durablement. Ces villes, principalement situées dans le centre et le nord-est des États-Unis, constituent les exemples paradigmatiques de ce que la littérature internationale qualifie de shrinking cities. À Detroit, Saint-Louis, Baltimore, Buffalo, Pittsburg, Flint, Cleveland, Milwaukee, Gary ou encore Rochester, les processus de déclin urbain ont atteint un niveau sans précédent dont les conséquences sur le bâti, les finances locales et les habitants sont nombreuses: délabrement, vacance, multiplication des friches industrielles, coupes dans les services urbains, faillites municipales, etc. C’est dans ce contexte particulièrement difficile que de nouvelles stratégies urbaines ont été mises en place à partir du début des années 2000. Ces stratégies dites de «smart shrinkage» se caractérisent par un souci de redimensionner les villes, et par la mise en place d’outils spécifiques dans les domaines de l’urbanisme opérationnel et des stratégies foncières. Elles mettent parfois l’accent sur le développement communautaire et la réappropriation des espaces délaissés pour de nouveaux usages, comme l’agriculture urbaine. Elles s’appuient également sur une critique du dogme de la croissance, quasiment hégémonique parmi les professionnels des politiques urbaines, en cherchant à découpler croissance et développement urbain. À ce titre, elles sont susceptibles d’apparaître comme des alternatives progressistes aux stratégies entrepreneuriales qui dominent dans les villes occidentales (Béal et Rousseau, 2014).

2Cette revue de la littérature porte précisément sur les stratégies de «smart shrinkage», parfois qualifiées de «smart decline» ou de «rightsizing». Elle n’a pas pour but de revenir sur les processus de déclin urbain en tant que tels, ni sur les facteurs et les manifestations du déclin, qui ont déjà fait l’objet de plusieurs synthèses (Baron et al., 2010; Martinez-Fernandez et al., 2012; Olsen, 2013). Nous ne reviendrons pas non plus sur la notion de shrinking cities qui a également été largement débattue (Olsen, 2013; Haase et al., 2014; Bernt, 2016). Il s’agit plutôt de centrer l’analyse sur les politiques urbaines et les stratégies locales mises en place dans ces villes en déclin. La littérature sur ce thème est très abondante aux États-Unis [2]. Elle émerge à la fin des années 1990 [3] puis se développe après la crise de 2008, qui frappe de manière particulièrement intense des villes qui connaissaient déjà un processus de déclin depuis de nombreuses décennies.

3Les travaux que nous avons analysés peuvent être divisés en deux grandes catégories. La première regroupe des rapports, ouvrages et articles scientifiques, dans lesquels la dimension opérationnelle est essentielle. Cette vague de travaux émane de chercheurs et d’experts (avec une frontière parfois floue entre les deux postures) travaillant directement avec les acteurs locaux des villes en déclin. Cette «nébuleuse» est liée à des think tanks (notamment la Brookings Institution et le Center for Community Progress), à des organisations à but non lucratif («non-profit») ou à des fondations. Elle intègre également des universitaires, issus fréquemment de disciplines comme l’aménagement («planning») et l’architecture, qui travaillent souvent dans des institutions implantées géographiquement dans des shrinking cities (Université du Michigan à Ann Harbor, Université Wayne State, Université de Cleveland, Université de Toledo, etc.). La deuxième catégorie renvoie à des travaux de recherche, ancrés dans le champ de la géographie et parfois de la sociologie, qui disposent d’une dimension critique plus marquée. Ces travaux tendent à replacer les stratégies mises en place dans les villes en déclin dans une perspective historique et d’économie politique urbaine plus large. Les chercheurs appartenant à ces deux groupes semblent avoir peu de contacts et travailler dans des univers assez distincts, avec toutefois quelques exceptions [4].

4Nous avons décidé de nous appuyer en partie sur cette distinction entre travaux «opérationnels» et travaux «critiques» pour construire cette revue de la littérature. L’objectif central de cet article est de montrer que cette coupure au sein des travaux sur le smart shrinkage est particulièrement stérile et conduit à une impasse. D’un côté, les travaux «opérationnels» peinent à aborder le déclin comme un phénomène structurel et à se départir d’une approche prescriptive qui se caractérise par un empressem*nt à identifier les signes de la «renaissance» des villes en déclin américaines, et par un aveuglement vis-à-vis des enjeux de pouvoir et des logiques d’intérêt dans le gouvernement des villes. De l’autre, les travaux «critiques» pèchent par leur excès de théorisation, leur rapport souvent distendu au terrain et leur désintérêt pour les contextes urbains, économiques et sociaux dans lesquels les processus de déclin prennent place. Leur posture critique, parfois surplombante, les empêche d’appréhender les innovations progressistes apparues dans les villes en déclin, notamment à l’initiative des groupes communautaires. Toutefois, au-delà de ces différences, ces deux types de postures ont en commun de passer sous silence les contradictions auxquelles sont confrontés les acteurs locaux des villes en déclin. Nous souhaitons montrer que le fossé entre ces deux types d’approche est problématique pour la recherche comme pour la diffusion de ses résultats dans le champ des politiques urbaines.

5Avant de présenter le contenu de ces travaux «opérationnels», nous examinerons la manière dont les politiques de «décroissance planifiée» [5] ont émergé à partir d’une remise en question du «paradigme de croissance» (1). Nous examinerons ensuite les différents volets constituant un ensemble assez cohérent de stratégies opérationnelles de «smart shrinkage» (2). Ces stratégies s’organisent autour de trois axes principaux, complémentaires: le «rightsizing» basé sur la démolition, la maîtrise foncière et les démarches d’agriculture urbaine, notamment dans leur dimension communautaire. Nous analyserons ensuite les travaux développant une perspective critique sur ces stratégies (3). Enfin, la conclusion identifiera quelques pistes permettant de dépasser l’opposition stérile entre travaux «opérationnels» et «critiques», notamment par une meilleure appréhension des contextes différenciés dans l’analyse des stratégies de «smart shrinkage».

6Les années 2000 voient l’émergence au sein des urban studies d’une critique de la croissance comme unique horizon des politiques urbaines. Si cette critique n’est pas nouvelle (Logan et Molotch, 1987; Harvey, 1989), elle s’articule désormais au constat d’une inadaptation de ce dogme aux villes en déclin en raison de l’enracinement de la décroissance dans ces territoires. Ainsi, aux États-Unis, certains auteurs affirment dès la fin des années 1990 que les villes industrielles qui ont connu la croissance la plus forte dans la première moitié du XXesiècle, mais aussi le déclin le plus prononcé durant sa seconde moitié, ne retrouveront jamais leur prospérité (Rybcynski, 1995; Rybcynski et Linneman, 1999). Pour Leo et Anderson (2006), la croissance faible des villes est devenue la règle plutôt que l’exception. De même, Popper et Popper (2002) ironisent sur l’engouement aveugle des Américains pour la croissance et déplorent le «biais» des urbanistes en faveur de la croissance.

7Certains auteurs pointent les limites de politiques fondées exclusivement sur la recherche de la croissance urbaine. Les défenseurs de ces politiques tendent en effet à mettre l’accent sur les bénéfices de la croissance et à en sous-estimer les coûts, notamment en termes de ségrégation ou de transformation des formes de pauvreté (Leo et Anderson, 2006). En effet, pour eux, la croissance répond avant tout aux intérêts des classes dominantes et des élites urbaines en ce qu’elle permet de valoriser le foncier et les autres ressources que ces groupes contrôlent (Squires, 2003). Le discours favorable à la croissance encourage ainsi des stratégies qui rendent les villes attractives pour les investisseurs et les entreprises. Selon ce discours, sans stratégie de croissance et sans leader de croissance (le promoteur), les villes sont en danger, en proie à des processus de déclin et de marginalisation (Wilson et Wouters, 2003). Mais la croissance n’est pas suffisante pour assurer l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble des citoyens. Or, l’obligation «primaire» des acteurs locaux ne devrait pas être d’attirer de nouvelles populations, mais plutôt d’améliorer les conditions de vie des habitants déjà présents, en particulier les plus pauvres (Squires, 2003).

8Cette critique du discours axé sur la croissance s’accompagne d’une analyse des obstacles à l’émergence d’une réflexion critique sur le paradigme de croissance.

9La prise de conscience des limites de politiques urbaines orientées vers la croissance n’a pas débouché sur une transformation radicale des stratégies urbaines. Elle a été confrontée à des formes de résistance au changement et au caractère quasi universel du «dogme de la croissance» (Schatz, 2010), que ce soit chez les élus locaux, les praticiens ou même les chercheurs. La croissance est en effet considérée comme «la situation normale et saine» et, à l’inverse, la décroissance comme une pathologie (Olsen, 2013). La suprématie du paradigme de croissance se traduit dans des «routines de perception et d’action» (Grossman, 2004: 22) qui sont particulièrement visibles chez les techniciens municipaux et les professionnels de l’urbain (Schatz, 2010). La perte de population est assimilée à une perte de pouvoir politique et engendre des résistances de la part des acteurs politiques locaux. Accepter le déclin démographique est dès lors considéré comme une forme de reddition ou de renoncement (Morrison et Dewar, 2012).

10Les villes dont la population augmente sont vues comme gagnantes et désirables tandis que les villes qui ne croissent pas sont considérées comme des «losers» et sont dévalorisées (Leo et Anderson, 2006). Les travaux récents de l’économiste libéral Edward Glaeser, qui mobilise la ville de Detroit comme contre-exemple du succès urbain généralisé qu’il appelle de ses vœux, sont assez révélateurs de cette vision du monde (Peck, 2016). Victime de l’incurie des acteurs publics et des syndicats locaux et de son absence d’esprit entrepreneurial, la ville serait devenue l’exemple d’un urbanisme «toxique» et «anachronique» et n’aurait d’autre choix que de se (re)lancer dans la compétition pour attirer des firmes du secteur tertiaire et des individus jeunes, solvables, entreprenants et créatifs (Glaeser, 2011a). Cette vision imprègne les discours des chercheurs et acteurs qui croient aux bénéfices incontestables de la croissance, considérée comme un véritable «élixir» pour les villes (Squires, 2003; Leo et Anderson, 2006).

11D’autres auteurs évoquent des formes de déni face au déclin (Mayer et Greenberg, 2001; Brachman, 2012). Ils indiquent que dans des villes où la croissance a apporté la prospérité économique pendant de longues décennies, l’idée que ce processus est arrivé à son terme est difficile à accepter, notamment en l’absence de solution alternative. Ces analyses des obstacles à un changement de paradigme sont toutefois nuancées par Bernt et al. (2014). Pour eux, dans un contexte certes européen, la prévalence d’une «culture de la croissance» et le «déni du déclin» restent secondaires. La mise à l’agenda d’un problème politique est un processus complexe qui renvoie certes à une dimension de reconnaissance de ce problème, mais aussi à des enjeux de pouvoir et des intérêts politiques contradictoires. Dans certains cas, notamment en l’absence de ressources financières exorbitantes du droit commun octroyées aux villes en déclin, le déni peut être plus payant politiquement que des politiques risquées fondées sur l’acceptation de la décroissance (Bernt et al., 2014).

12Au-delà de ces analyses qui, au début des années 2000, sont encore imprégnées d’un objectif de retour à la croissance, des travaux plus récents ont plutôt étudié les obstacles à la mise en œuvre de politiques de «smart shrinkage». Brachman (2012) a analysé les difficultés des villes en déclin à élaborer et mettre en œuvre des politiques innovantes. Elle évoque le manque de leadership local, qui, conjugué à un déficit d’expertise, aboutit à une faible «capacité d’action», elle-même renforcée par le manque de ressources financières et la contrainte fiscale. Mallach (2010) et Brachman (2012) convergent dans leur analyse de la faiblesse structurelle des politiques locales dans les villes en déclin, qui se caractérisent à la fois par une absence de stratégies cohérentes, un manque de coordination entre les acteurs et un faible engagement des acteurs sur le long terme. Ces auteurs soulignent aussi le déficit d’intervention de certaines échelles de gouvernement, qui devraient pourtant jouer un rôle central (Mallach, 2012b; Brachman, 2012). À l’échelle métropolitaine, les solidarités entre des territoires de banlieue souvent prospères et les villes-centres exsangues ne fonctionnent pas [6]. À celle de l’État, les comtés ruraux usent souvent de leur surreprésentation politique pour bloquer la mise en place de toute politique de soutien aux villes en déclin (Hackworth, 2014). Les politiques de «smart shrinkage» reposent dès lors essentiellement sur les villes, alors que leurs moyens financiers se restreignent sous l’effet du déclin (Grossmann et al., 2012).

13De plus, les États-Unis se caractérisent par une forte résistance à l’intervention publique (Grossmann et al., 2012). Les outils d’intervention à disposition des acteurs locaux sont faibles: les instruments de planification sont peu contraignants avec des schémas directeurs (master plans) qui expriment plutôt des «visions» qu’un cadre réglementaire, et les règles d’urbanisme ont une portée limitée et sont toujours négociables par les acteurs privés. Le rôle de l’État fédéral est assez peu évoqué dans les différents travaux, si ce n’est pour mettre en avant les erreurs passées des politiques fédérales. Mallach (2010) donne ainsi l’exemple des politiques fédérales de logement social, qui ont continué à financer la construction de logements sociaux dans les villes en déclin alors que celles-ci regorgeaient de logements privés à bas prix, parachevant la dévalorisation du marché immobilier.

14Malgré ces différents obstacles, des travaux mettent en avant, dès la fin des années 1990, la nécessité de politiques de décroissance planifiée, guidées par ce que de nombreux auteurs appellent un «paradigm shift» (Grossmann, 2004).

15La prise de conscience d’un problème structurel de décroissance date du début des années 2000 aux États-Unis. Rybcynski et Linneman (1999) plaident ainsi pour un changement d’état d’esprit par rapport aux villes en déclin et invitent les urbanistes à réfléchir à la manière de «rétrécir» ces villes. Tout en reconnaissant l’inertie d’une profession qui a toujours fondé son action sur la croissance et l’expansion, ils appellent au passage d’une vision quantitative («comment pouvez-nous croître à nouveau?») à une vision plus qualitative («comment pouvons-nous prospérer et avoir une ville agréable et plus petite?»). Dans le même registre, les «pionniers» [7] des stratégies de décroissance territoriale, Popper et Popper, plaident pour que les urbanistes abandonnent leurs hypothèses de croissance et trouvent des alternatives à celle-ci, tout en indiquant que cette réorientation peut être «politiquement et psychologiquement inconfortable». Ils définissent les stratégies de «smart decline» comme un mode de «planning for less – fewer people, fewer buildings, fewer land uses» [8] (Popper et Popper, 2002: 23).

16Des auteurs comme Mallach (2010, 2012c) et Dewar (2010) partent pour leur part du constat selon lequel, dans les villes de la Rust Belt, le déclin démographique a été tel qu’il n’est plus question de revenir aux situations antérieures. Pour eux, tout comme pour Katrin Grossmann (2004), cette situation nécessite un changement de paradigme. Cette dernière se réfère aux critiques des stratégies de croissance déjà évoquées (Wilson et Wouters, 2003) et à la notion de décroissance planifiée pour suggérer une évolution de la pratique des urbanistes, passant du soutien à la croissance à la gestion de la décroissance. Ainsi, l’affaiblissem*nt de la pression exercée sur le foncier pourrait permettre de poursuivre des objectifs écologiques mais aussi économiques et sociaux, avec comme but commun l’amélioration de la qualité de la vie des habitants. Les propositions de Schatz (2010) vont dans le même sens. La mise en place de politiques urbaines adaptées aux shrinking cities exige un changement radical des pratiques urbanistiques. Le rôle des urbanistes est également mis en avant par Morrison et Dewar (2012), qui insistent sur le besoin de fournir à cette profession des outils (démolition, assemblage des terrains, agriculture urbaine, etc.) jusque-là inexistants.

17La mise en avant de la nécessité d’un changement de paradigme et d’une transformation des modes d’intervention de l’urbanisme s’accompagne de propositions opérationnelles qui s’affinent au cours de la décennie 2000. Le déclin n’est plus uniquement perçu comme un problème, mais de plus en plus comme un ensemble d’opportunités pour redévelopper les villes différemment.

18Dès la fin des années 1990, des solutions opérationnelles rompant avec un objectif de retour à la croissance sont formulées. Rybczynski et Linneman (1999), qui proposent de «rétrécir» les villes, invitent les urbanistes à imaginer des solutions de dé-densification permettant d’offrir aux habitants des formes de logement proches de leurs désirs, fondés sur l’image de la «suburb». Ils utilisent le terme de «downsizing» dans leurs recommandations, et les démolitions en sont l’outil privilégié. Selon les analyses développées par la littérature opérationnelle, les démolitions permettent de recréer de la valeur et d’inventer de nouveaux usages pour les propriétés vacantes des villes en déclin. Les politiques de downsizing s’appuient généralement sur des outils fonciers, les banques foncières («land banks»), dont le développement récent est largement analysé. Parmi les opportunités créées par le déclin, l’agriculture urbaine est mise en avant comme l’un des usages les plus prometteurs des espaces délaissés des shrinking cities.

19Les démolitions ont pour but premier de stabiliser les marchés immobiliers, en partant du principe que la valeur découle de la rareté (Schwarz, 2012). Mais elles permettent également de faire disparaître des maisons et bâtiments vacants dont le maintien favorise un cercle vicieux de dégradation de l’environnement urbain, de dévalorisation du marché immobilier et d’accentuation du déclin démographique.

20Certains auteurs insistent sur l’idée de profiter des opportunités créées par le déclin pour transformer d’anciennes villes industrielles polluées en villes plus vertes et plus agréables à vivre (Reckien et Martinez, 2011). Ainsi, les possibilités données par la diminution de la pression foncière sont mises en avant dans plusieurs travaux: la chute des valeurs foncières permet d’imaginer de nouveaux usages du sol, moins tournés vers la rentabilité et davantage axés sur l’environnement, la qualité de la vie et la réponse aux besoins de la population. Il s’agit d’inventer des usages «créatifs» des terrains vacants (Schilling et Logan, 2008: 451). L’idée centrale est de construire les politiques de «smart shrinkage» autour de la satisfaction des besoins des populations restantes (Popper et Popper, 2002; Schatz, 2010). L’accent est mis sur les communautés qui doivent être impliquées dans les politiques de redéveloppement des territoires en déclin (Doering, 2014). Si cet objectif n’est finalement pas si éloigné de l’impératif de participation qui alimente aujourd’hui l’ensemble des politiques urbaines, il prend une forme différente dans les villes en déclin. Les habitants et les groupes communautaires y sont vus comme de véritables moteurs du changement susceptibles de pallier la défaillance des municipalités, mais aussi comme des partenaires indispensables pour mettre en œuvre des politiques controversées de déplacement de population.

21Pour tous les auteurs, la réduction de l’offre de logements ne peut constituer un but en soi ni un levier unique de transformation (Mallach, 2012). Il s’agit donc de bâtir des stratégies de réutilisation des terrains libérés par les démolitions, afin que ces derniers ne perdent pas toute valeur. Schwarz (2012) présente trois types de stratégies concernant la gestion des terrains vacants: les stratégies d’«entretien» («holding strategies») qui sont peu coûteuses et permettent par l’entretien minimaliste des espaces vacants de créer un sentiment de stabilité et de maintenir la viabilité de certains sites pour de futurs développements; les stratégies de «verdissem*nt» («greening»), qui considèrent les terrains vacants comme une ressource permettant à la ville de s’adapter au changement tout en poursuivant des objectifs économiques et écologiques; et enfin les stratégies de «paysage productif» («productive landscape») fondées sur la production de nourriture ou d’énergies renouvelables. Ces différentes stratégies peuvent parfois exiger une adaptation des réglementations d’urbanisme pour permettre des usages «non urbains» du sol [9] (Morrison et Dewar, 2012; Paddeu, 2012; 2015).

22Si les idées de réutilisation des terrains vacants foisonnent dans la littérature opérationnelle et sont assez consensuelles, une question plus conflictuelle se pose: celle des stratégies spatiales à mettre en œuvre dans la définition des politiques de démolition. Schwarz (2012) définit trois modèles spatiaux en matière de stratégies de démolition. Dans le premier modèle dit de consolidation, les habitants sont concentrés dans les parties de la ville les plus «intactes» et viables, permettant de garder des quartiers denses et urbains. Les autres quartiers sont «rendus à la nature» ou transformés en parcs. Ce modèle présente l’avantage de concentrer les services publics et les infrastructures et donc d’être plus «efficace». Mais, même dans les quartiers les plus dévastés, les résidents, attachés à leurs réseaux sociaux, peuvent résister à la relocalisation. Selon le second modèle dit de dispersion, les terrains abandonnés sont récupérés par les voisins, la taille des propriétés augmente et la densité diminue. Ce modèle s’est réalisé de manière spontanée dans certains quartiers de Detroit ou Cleveland. Il peut aller de pair avec un accompagnement des habitants et de leurs initiatives, limitant les coûts sociaux de la relocalisation. Cependant, ce modèle aboutit à une «suburbanisation» de la ville, dans laquelle les anciens espaces centraux sont transformés en quartiers peu denses, «étalés, incohérents et inaccessibles» (Schwarz, 2012). De plus, les coûts de desserte et de fourniture des services deviennent très élevés. Enfin, le troisième modèle dit hybride renvoie à la coexistence, fréquente, des deux modèles dans une même ville, selon les quartiers.

23Le modèle de «consolidation» appliqué dans des villes comme Detroit ou Youngstown est controversé (comme nous le verrons plus loin). En effet, la fourniture des services est progressivement réduite dans les quartiers «non consolidés» au profit de la re-concentration des ressources dans les quartiers «consolidés» (Shetty, 2009). Ces stratégies ciblées sur certains territoires sont aussi fondées sur des outils fonciers.

24Parmi les outils opérationnels analysés et mis en avant dans les villes en déclin américaines, les banques foncières («land banks») sont sans doute le plus original et celui qui pousse le plus loin l’interventionnisme local, dans un pays où toute action publique visant à entraver le jeu du marché est considérée comme suspecte. Dans une étude menée en 2014, le Center for Community Progress a analysé le fonctionnement de 65 land banks (sur 120 aux États-Unis au total) situées dans douze États différents (CCP, 2014). Celles-ci varient énormément du point de vue des types de villes, de régions et de contextes économiques dans lesquelles elles opèrent. De même, leur taille, leur patrimoine, leur statut juridique et leurs objectifs sont très divers. Leur point commun est d’acquérir des terrains qui posent problème afin de leur rendre un usage productif. De manière générale, des législations d’État leur ont octroyé les compétences et droits suivants: achat de terrains à bas prix ou gratuitement par le processus de saisies («tax foreclosure»); exercice du droit de préemption («right of first refusal») pour acheter des propriétés saisies («tax-foreclosed properties»); exemption de taxes; extinction des arriérés de taxes; location de terrains pour des usages temporaires; négociation avec des acheteurs en vue d’usages répondant aux besoins de la «community».

25Selon Alexander (2011), il existe trois générations de land banks. La première génération inclut les land banks de Saint-Louis (créée en 1971), de Cleveland (1976), de Louisville (1989) et d’Atlanta (1991). Leurs compétences sont limitées et leur mode d’acquisition des terrains est réduit à la récupération de propriétés issues d’un système de saisies inefficace. La deuxième génération voit la mise en place de législations à l’échelle des États dans le Michigan (en 2002) et l’Ohio (en 2008). La possibilité de créer des land banks plus efficaces s’accompagne d’une réforme du système des «tax foreclosures». Les land banks peuvent désormais agir au-delà d’une simple mission de gestion de propriétés saisies et disposent des moyens juridiques et financiers pour mettre en place des stratégies actives de réutilisation de leur portefeuille foncier. La troisième génération de land banks est issue de législations passées dans huit États entre2011 et2014 (notamment les États de New York en 2011, du Missouri et de Pennsylvanie en 2012). Leur régime juridique est simplifié et fondé sur un modèle stabilisé. Dans la dernière période, les land banks ont diversifié leur action, mis en place des systèmes de gestion de leur portefeuille foncier et établi des réseaux à l’échelle des États.

26Une autre typologie a été établie par Hackworth (2014), qui classe les land banks en fonction de leur plus ou moins grande orientation en faveur du marché. Celles de Cleveland, Flint et Saint-Louis appartiennent selon lui à un type «managérial», qui se caractérise par des pouvoirs assez étendus et des stratégies actives de gestion de leur patrimoine. Le type «managérial limité» inclut des villes comme Buffalo, Rochester et Pittsburgh, qui n’ont pas de land banks exerçant des compétences larges. Dans le type «exclusivement orienté vers le marché» auquel Detroit et Gary appartiennent, les municipalités ont été limitées dans leur volonté de gérer le foncier par des acteurs agissant au niveau de l’État.

27De nombreux auteurs évoquent les usages des terrains favorisés par les banques foncières: parcelles vacantes mises à disposition du propriétaire voisin, création de jardins communautaires, de parcs (Mallach, 2012; Morrison et Dewar, 2012; Schindler, 2016). De manière générale, les land banks favorisent la mise en place d’une gestion plus stratégique des terrains vacants qui sont susceptibles d’être «assemblés» et ainsi faire l’objet d’«usages créatifs» par les habitants et les organisations communautaires. Parmi ces nouveaux usages, l’agriculture urbaine tient une place centrale.

28Les politiques de «smart shrinkage» confèrent un rôle important aux espaces verts, et notamment à l’agriculture urbaine, dans le redéveloppement. Ces politiques, particulièrement développées dans les villes en déclin, sont visibles dans l’ensemble des villes américaines. Après une phase de conflit entre les stratégies des gouvernements urbains entrepreneuriaux et le mouvement de la justice alimentaire (Schmelzkopf, 2002), les questions d’agriculture se sont progressivement institutionnalisées sur les agendas municipaux dans les années 2000 [10]. Dans les villes en déclin, ces politiques répondent à plusieurs enjeux (problèmes sociaux et raciaux, désert alimentaire, rapport à la nature, etc.) et jouent un rôle central dans les stratégies de «smart shrinkage». Si elles ne sont pas dénuées d’ambiguïtés et de contradictions, elles constituent néanmoins un outil important de redéfinition des pratiques urbanistiques.

29Sous l’effet de la récession économique et des difficultés croissantes d’accès à l’alimentation, l’agriculture urbaine connaît un rapide développement aux États-Unis, autour notamment des 9000 jardins communautaires recensés en 2012, un nombre en augmentation rapide; par ailleurs, en 2008, un tiers des ménages américains étaient engagés dans une forme de production, dont la moitié afin de diminuer leurs dépenses d’alimentation et le tiers en raison de la crise économique (McClintock, 2014). Aujourd’hui, l’agriculture urbaine se présente sous des aspects très divers en termes d’organisation et de finalités et connaît notamment un rapide développement dans les villes désindustrialisées (LaCroix, 2010), comme à Detroit où l’on dénombre actuellement plus de 350 jardins et fermes urbaines (Duda, 2012). Les zones urbaines pauvres connaissent notamment un rapide développement des jardins communautaires, une forme particulièrement politisée d’agriculture urbaine (Birkhold et al., 2014). Souvent créés à l’initiative d’associations militantes structurées autour de la notion de justice alimentaire («food justice»), les jardins communautaires apparaissent aujourd’hui comme l’une des principales composantes des «réseaux alimentaires alternatifs» apparus en opposition au système alimentaire agro-alimentaire industriel (Holt-Gimenez et Shattuck, 2011). L’«agricolisation» spontanée des villes industrielles en déclin est un processus qui attire l’intérêt croissant d’une recherche interdisciplinaire car, comme le remarque McClintock (2014), les jardins communautaires se développent tant aux interstices du système alimentaire (en comblant les déserts alimentaires laissés dans les centres urbains en déclin par le départ conjoint de l’État central et du marché) qu’à ceux de l’environnement bâti (en aménageant terrains vagues et friches).

30Le rôle social, alimentaire et économique de l’agriculture urbaine (qui prend elle-même des formes très variées: fermes communautaires, jardins partagés, mise en culture des friches et des espaces publics, jardins de toiture, etc.) est fréquemment mis en lumière en ce qui concerne les shrinking cities (Colasanti et al., 2012; Paddeu, 2015). Toutefois, il n’existe pas encore d’études comparatives sur le rôle de ces pratiques dans le redéveloppement des villes en déclin. Si de nombreux praticiens et activistes plaident pour l’intégration de l’agriculture et la foresterie urbaines dans les stratégies de «smart shrinkage» en raison de leur caractère progressiste et de la primauté accordée à la valeur d’usage sur la valeur d’échange du foncier urbain, leur contribution à la mise en cause du dogme de la croissance s’avère finalement ambiguë. En effet, ces pratiques apparaissent également comme des outils pour réduire la surface bâtie de la ville, raréfier l’offre de logements et in fine retendre les marchés foncier et immobilier. Elles peuvent donc être mobilisées de concert avec les stratégies de démolition (précédemment évoquées) afin de recréer artificiellement de la rareté pour, à terme, relancer l’intérêt des investisseurs pour le foncier de la ville en déclin.

31L’un des exemples les plus célèbres et les plus controversés de ce type de stratégie est la création d’une grande ferme urbaine dans les quartiers Est de Detroit (ciblés par le plan de right-sizing de la municipalité comme une future zone verte) par un financier, John Hantz. Entre 2009, année durant laquelle Hantz présente son projet à la municipalité et 2012, date à laquelle la municipalité lui cède 60 hectares (1900 parcelles) au prix de 25 centimes de dollars le mètre carré (avec de surcroît une clause de priorité lors des futures ventes des terrains municipaux proches), la controverse met en lumière les enjeux des stratégies entrepreneuriales de verdissem*nt des villes en déclin. L’objectif affiché de l’investisseur est de créer de la rareté, ici par la mise hors marché d’une large fraction des terrains de la ville afin d’attirer d’autres investisseurs. L’option la plus efficace pour cette mise hors marché apparaît, aux dires des gestionnaires de la ferme, la foresterie urbaine en raison du temps long nécessité par la croissance des arbres et de la faiblesse de leur coût (Safransky, 2014). Cette stratégie est fortement critiquée. L’opposition provient du mouvement pour la justice alimentaire, très développé à Detroit, qui dénonce la privatisation des terrains urbains et leur réinscription dans un système d’héritage, la faiblesse des retombées sociales du projet et, enfin, la prise de contrôle de l’usage du foncier d’une ville pauvre et noire par un riche Blanc (Safransky, 2014). Ainsi, si le rôle actif de l’agriculture urbaine dans le redéveloppement de la ville fait aujourd’hui l’objet d’un consensus, un conflit persiste entre deux approches distinctes: communautaire, sur de petites parcelles et tournée vers la satisfaction des besoins des habitants vs industrialisée, à grande échelle et tournée vers le profit (Birkhold et al., 2014).

32L’exemple de l’ambiguïté de l’agriculture urbaine et de son intégration au sein des politiques urbaines démontre toute la difficulté d’«objectiver» les politiques de «smart shrinkage» qui oscillent entre une alternative au dogme de la croissance urbaine et la simple réactualisation de stratégies classiquement entrepreneuriales dans un contexte de déclin structurel. Toutefois, ce passage en revue des stratégies opérationnelles développées dans les villes en déclin montre bien que le caractère potentiellement innovant et alternatif des politiques de «smart shrinkage» a rapidement attiré l’attention des chercheurs en sciences sociales. Cet intérêt initial se retrouve essentiellement dans les travaux des experts et chercheurs qui gravitent autour des réseaux de recherche sur les villes en déclin. Toutefois, si ces travaux développent une analyse opérationnelle et descriptive des nouvelles stratégies, ils peinent à relier leurs analyses à d’autres agendas de recherche comme ceux sur la gouvernance des villes, leur transformation néolibérale ou les politiques urbaines qui y sont menées (Oosterlynck et Gonzalez, 2013: 1076). Dans la période récente, une nouvelle vague de travaux, beaucoup plus critique, tente cette fois de replacer les stratégies menées dans les villes en déclin dans une analyse plus large de l’évolution des formes de gouvernance urbaine contemporaines.

33Avec quelques années de décalage par rapport aux premières analyses sur le «smart shrinkage», des travaux disposant d’une ambition théorique et critique affirmée se sont développés, à partir de la fin de la décennie 2000, pour analyser les politiques mises en œuvre dans les villes en déclin. Ces travaux, qui se revendiquent le plus souvent de l’économie politique urbaine («urban political economy»), prennent racine dans la géographie critique et dans l’agenda de recherche sur la néolibéralisation des politiques urbaines. Ils pointent les ambiguïtés et les limites des stratégies de «smart shrinkage» qui peuvent être résumées sous la forme de quatre questionnements: leur degré d’innovation, leur rapport à la décroissance, leur caractère progressiste et leur dimension militante.

34L’une des questions majeures qui anime les travaux sur les politiques de décroissance planifiée concerne leur caractère innovant. A-t-on vraiment affaire à des politiques radicalement nouvelles ou, à l’inverse, est-on confronté à des politiques qui s’inscrivent dans le sillage d’expériences plus anciennes? La plupart des auteurs s’accordent sur le fait qu’il y eut dans l’histoire des expériences qui se rapprochent des politiques actuelles de «smart shrinkage». Deux exemples sont souvent mentionnés dans la littérature.

35Le premier exemple est celui des politiques de «planned shrinkage» (aussi qualifiées de politiques de «benign neglect» ou de «triage planning[11]») qui ont été mises en place dans certaines villes américaines (New York, Saint-Louis, Detroit, Chicago, etc.) dans les années1960 et1970. En pleine période de crise fiscale et de tensions raciales, l’objectif était de concentrer les investissem*nts publics (logement, mais aussi gestion des réseaux, services de santé, services d’incendie, etc.) dans les zones considérées comme «viables» d’un point de vue économique et, à l’inverse, d’abandonner les autres, contribuant ainsi à accroître les difficultés des populations de ces quartiers déjà déstabilisés par le départ des activités économiques dans les banlieues. L’exemple paradigmatique est celui de la ville de New York où ces politiques furent développées en deux temps. Dès la fin des années 1960, le directeur du service logement de la ville, Roger Starr, initia une politique visant à limiter l’investissem*nt dans le logement social dans les quartiers les plus défavorisés. Rapidement abandonnée, cette stratégie fut reprise et généralisée à l’ensemble des services publics à partir de 1976 et de la débâcle fiscale de la ville. L’objectif était d’«accélérer la purge des quartiers à l’agonie en encourageant la fuite naturelle hors des zones ayant perdu leur attractivité» (Starr, cité par Aalbers, 2014a: 541). Pour Starr, l’idée était également d’accélérer la diminution de la population de ces quartiers et, à terme, celle de la ville. Les conséquences de cette politique furent dramatiques dans certaines zones du Bronx, de Brooklyn, du Lower East Side ou de Harlem (Wallace et Wallace, 1998). Cette politique fut reprise à l’échelle fédérale par l’administration Nixon. Sous l’égide du conseiller aux affaires urbaines Daniel Patrick Moynihan, elle prôna une politique d’abandon («benign neglect»), que Roberta Brandes Gratz qualifie de politique de redlining[12] soutenue par le gouvernement («policy of government-sponsored redlining») (Gratz, 1989: 196).

36Pour Manuel Aalbers, les stratégies actuelles de smart shrinkage s’inscrivent précisément dans la continuité de ces politiques de redlining, dont il note par ailleurs la tendance à naturaliser et à renforcer les dynamiques de déclin urbain (Aalbers, 2014a; 2014b). En effet, pour cet auteur, les opérations de catégorisation spatiale ont une fonction prescriptive en ce qu’elles indiquent là où doivent s’opérer les investissem*nts et les développements futurs. En ce sens, ces opérations de catégorisation ne sont pas neutres et peuvent agir comme des prophéties auto-réalisatrices. Aalbers s’appuie sur le cas du redéveloppement post-Katrina de la Nouvelle-Orléans et sur celui des politiques de décroissance à Cleveland, l’une des villes les plus touchées par la crise de 2008 et les saisies immobilières. Comme bon nombre de villes du Nord-Est, Cleveland a bénéficié du Neighbourhood Stabilization Program (NSP) lancé en 2008. Pour mettre en œuvre ce programme, la ville de Cleveland, avec le Comté du Cuyahoga, a établi une typologie de quartiers («regional choice», «stable», «transitional», «fragile», «distress») permettant d’identifier les futures cibles de développement. Avant la crise, les autorités municipales avaient rejeté l’hypothèse d’une gestion différenciée de la ville et d’une allocation stratégique des ressources, en soulignant l’effet d’entraînement que les investissem*nts publics sont susceptibles de produire. Toutefois, à partir de 2010 la situation évolue. L’amplification du déclin et l’impécuniosité de la ville incitent les acteurs locaux à accepter cette solution, qui semble avoir favorisé les pratiques de redlining. Ainsi, pour Aalbers, «le rightsizing, le rétrécissem*nt et dans une certaine mesure la ‘décroissance créative’ peuvent faire l’objet des mêmes critiques que le rétrécissem*nt planifié ou le triage urbain» (2014b:573). Ces concepts et les stratégies qui s’en revendiquent fonctionnent comme des accélérateurs du déclin en façonnant les représentations de la ville, en construisant les marchés et en orientant les comportements privés (firmes, investisseurs, ménages, etc.) [13]. Par ailleurs, ces stratégies évacuent le plus souvent de l’analyse les ressources qui existent au sein des quartiers et la question plus générale de la production de logements à l’échelle de la région urbaine, qui constitue l’une des causes majeures des taux élevés de vacance dans les quartiers centraux.

37Mais les politiques de «smart shrinkage» ne sont pas seulement comparées aux politiques de benign neglect et plus généralement de redlining: d’autres voient également en elles les héritières des politiques d’urban renewal des années1950 et1960 (Gratz, 2010; Hollander et Nemeth, 2011). Ces politiques, pensées dans un contexte de forte croissance économique, faisaient de la démolition de logements leur objectif prioritaire. Il s’agissait alors de remplacer la ville industrielle et ses faubourgs par une métropole moderne construite autour d’autoroutes, de tours et de zones commerciales. Ces politiques ont abouti à la destruction de quartiers où la vie communautaire était encore vivace (Jacobs, 1961) et où les minorités ethniques étaient surreprésentées sans que des solutions équitables de relogement leur soient offertes. Ainsi, ces politiques ont laissé des traces durables dans la mémoire collective et le «spectre» de la démolition et du black removal est encore vivace à l’évocation des stratégies de «smart shrinkage» (Morrison et Dewar, 2012). Pour cette raison, les défenseurs des démarches de décroissance planifiée ont proposé la mise en place de dispositifs participatifs permettant d’impliquer les habitants dans le choix des sites à démolir et dans les pratiques de relogement (Hollander et Nemeth, 2011).

38À côté des questionnements portant sur leur aspect innovant, les stratégies de «smart shrinkage» sont également confrontées à une critique portant sur leur caractère inabouti et incomplet. En effet, que ce soit à Youngstown, Detroit, Cleveland ou dans les autres villes en déclin, les politiques de décroissance planifiée ne rompent pas totalement avec l’objectif de croissance.

39Si les stratégies de «smart shrinkage» font du rétrécissem*nt (ajuster l’offre à la demande) et de la stabilisation démographique leurs objectifs centraux, elles n’en entretiennent pas moins, au final, un rapport ambigu au dogme de la croissance urbaine. Ainsi, ces stratégies intègrent des initiatives de développement économique classiques (par exemple, les municipalités de Youngstown et de Detroit tentent de repositionner leur ville respectivement comme des centres de l’économie high-tech et de l’industrie créative) ou de marketing urbain, notamment autour de la mobilisation de la nouvelle identité «verte» (Safransky, 2014), voire du déclin et de ses symptômes physiques comme les ruines. De plus, ces stratégies sont le plus souvent mixtes et entremêlent des démarches de décroissance innovantes et des projets plus traditionnels de retour à la croissance. Comme le soulignent Rhodes et Russo à propos de la stratégie de décroissance de Youngstown: «plutôt que d’appréhender le Plan Youngstown 2010 comme un programme centré sur la “décroissance”, il faut le voir comme une combinaison entre “croissance” et “décroissance” dans laquelle certains espaces et intérêts sont considérés comme prioritaires» (2014: 309). À l’instar des stratégies plus conventionnelles, les programmes de décroissance planifiée s’accompagnent de stratégies de redéveloppement immobilier, commercial, culturel ou sportif pour les downtowns. C’est le cas à Detroit où la construction d’appartements de luxe ou d’un nouveau stade est prévue, ou encore à Youngstown où plus de 100millions de dollars ont été investis dans le redéveloppement du centre-ville pour construire notamment le Civelli Center, le DeYor Performing Art Center ou encore le Youngstown Business Incubator (Rhodes et Russo, 2014). L’objectif affiché est bien entendu de rendre la ville attractive, notamment pour les «young professionals».

40À l’inverse des travaux que nous venons d’évoquer, d’autres acceptent le caractère innovant des politiques de décroissance planifiée, mais ne reconnaissent pas pour autant le caractère progressiste mis en avant par leurs défenseurs. Le débat ne porte pas forcément sur les intentions de ces politiques, mais davantage sur leurs effets indirects et sur leur capacité à transformer en profondeur les modes de développement urbain. Ainsi, deux grandes critiques, qui se recoupent par ailleurs en partie, peuvent être identifiées: une critique sur les effets sociaux des politiques de décroissance planifiée; et une critique sur l’idéologie de ces politiques qui ne constitueraient que de simples déclinaisons d’un «urbanisme d’austérité».

41Premièrement, plusieurs travaux soulignent les effets potentiellement délétères des politiques de décroissance planifiée mises en œuvre dans les villes de la Rustbelt. Ils considèrent que ces politiques peuvent renforcer les injustices spatiales et raciales. C’est le cas, pour Clement et Kanai, de la stratégie de décroissance planifiée de Detroit. Selon eux, le plan d’urbanisme mis en place par la ville en 2012 est problématique à deux niveaux: il postule une hom*ogénéité des quartiers et il évacue l’aspect problématique de la mobilité des résidents touchés par les relogements. Or, les analyses statistiques des auteurs montrent que les quartiers prévus pour être désinvestis ou réorganisés autour d’aménités naturelles ou agricoles ne sont ni hom*ogènes, ni totalement abandonnés. Il y reste des poches d’activité sociale et une vie communautaire, pourvoyeuse de ressources pour les habitants. Par ailleurs, les dispositifs visant à aider la mobilité des résidents concernés sont très limités. Ils notent également que le plan a pour effet de détourner les investissem*nts des zones les plus défavorisées (Clement et Kanai, 2015). Cette faible prise en compte des habitants vivant dans les zones destinées à la démolition se retrouve dans d’autres travaux comme ceux de Ryan (2012) qui met en avant le caractère fragmenté du déclin urbain: aucune zone, aucun îlot n’est totalement abandonné et il est problématique de détruire des quartiers qui disposent encore d’une activité sociale et qui abritent des populations le plus souvent défavorisées et ancrées dans leur quartier.

42Dans le même sens, Rhodes et Russo (2014) considèrent dans leur analyse du Plan Youngstown 2010 que les stratégies de décroissance ont pour effet de distribuer inégalement les ressources et investissem*nts dans la ville. En se basant sur des typologies de quartiers et en concentrant les ressources dans les quartiers intermédiaires où les investissem*nts sont supposés être les plus efficaces, ces politiques opèrent une gestion différenciée de l’espace très défavorable à certains quartiers, notamment ceux qui abritent une proportion importante de minorités ethniques. Enfin, plus généralement, Dewar et al. (2015) ont souligné que les banques foncières ne sont pas nécessairement des acteurs aux pratiques progressistes. Dans le cas de Detroit, ces chercheurs démontrent que les biens récupérés par le biais du système de saisies sont majoritairement vendus, non pas à des acheteurs individuels, mais à des investisseurs immobiliers qui profitent des très bras prix de vente pour ensuite démolir et réaliser des plus-values à la revente (Dewar et al., 2015). Pour ces auteurs, le smart shrinkage servirait finalement à «purifier» symboliquement et matériellement certains espaces urbains hors-marché. Il correspondrait à «une volonté de libérer une valeur immobilière qui serait pour l’instant “contaminée” par une population qui devrait être réduite» (Pedroni, 2011: 210).

43Cette critique des effets sociaux des stratégies de décroissance planifiée concerne également leur volet environnemental qui peut apparaître compatible avec les dogmes néolibéraux (Montgomery, 2015). Certains chercheurs pointent l’incapacité croissante de l’agriculture urbaine et des réseaux alimentaires alternatifs à traiter les causes structurelles des inégalités d’accès à l’alimentation, en raison de leur professionnalisation et de leur succès croissant auprès de la classe moyenne blanche (Alkon et Norgaard, 2009; Gottlieb et Joshi, 2010). Plus généralement, les débats autour de l’«infrastructure verte» comme solution au déclin urbain font écho aux travaux de recherche récents sur la «gentrification écologique» (Dooling, 2009), ou «gentrification environnementale» (Eckerd, 2011). Selon ces auteurs, l’amélioration, au nom d’une éthique écologique, de la qualité environnementale des quartiers pauvres (notamment par la création d’espaces verts) conduit inévitablement au déplacement des résidents. Les politiques de «smart shrinkage» n’apparaissent donc pas contradictoires avec des stratégies de redéveloppement urbain axées sur la gentrification. Par exemple, dans le cas du plan de décroissance de Youngstown, le rétrécissem*nt et le verdissem*nt de la ville sont considérés comme des leviers afin d’améliorer le cadre de vie de la population résidente, mais également afin d’attirer de nouvelles entreprises opérant dans les services de pointe. Dans le cas de Detroit, Safransky (2014) montre comment, afin de laisser progressivement place à une importante zone verte prévue par le plan de «right-sizing», le déplacement prévu d’une large fraction de la population pauvre et noire de la ville s’accompagne parallèlement de la montée d’un discours de type néocolonial exaltant «la nouvelle frontière» et «les pionniers», c’est-à-dire ici les jeunes gentrifieurs blancs que la municipalité attire au moyen de dispositifs ciblant spécifiquement la «classe créative».

44Par ailleurs, certains auteurs voient dans les politiques de smart shrinkage des exemples de l’urbanisme d’austérité qui se développe, notamment aux États-Unis, depuis la crise de 2007 (Peck, 2012; Hackworth, 2015). L’urbanisme d’austérité renvoie aux politiques urbaines post-crise qui ont été mises en place dans un contexte de disette budgétaire et de maintien des dogmes néolibéraux. Peck (2012) définit l’urbanisme d’austérité comme un ensemble de stratégies qui opèrent vers le bas, à la fois du point de vue social et du point de vue scalaire, en faisant porter aux villes et à leurs habitants, en particulier ceux qui sont au bas de la hiérarchie sociale, les effets de la contrainte fiscale et de la privatisation des services publics liées au désengagement de l’État. Ces politiques sont portées par des groupes politiques proches du parti républicain et des think tanks conservateurs (Akers, 2013) qui cherchent à construire le diagnostic de la crise non pas autour des dysfonctionnements des marchés, mais plutôt de l’incapacité à agir des gouvernements locaux et de leurs liens avec des groupes sociaux dépendants (Peck, 2011; Davidson et Ward, 2014). Elles ont donc pour fonction de déplacer la responsabilité de la crise, en faisant glisser le blâme de l’échec des politiques macro-économiques à la mauvaise gestion par les gouvernements locaux. Or, c’est justement à cette échelle que se maintient l’essentiel des «restes» de l’État-providence (éducation, services sociaux, services de santé, etc.).

45Dans cette optique, le déclin est attribué à des causes locales: corruption, absence de leadership, incapacité politique, absence de climat entrepreneurial, inadéquation de la formation de la main-d’œuvre, etc. Ainsi, l’urbanisme d’austérité se place dans la continuité des politiques néolibérales et distingue, dans un contexte de crise, ce qui est «faisable» (la vente à des promoteurs de terrains saisis, le délogement de catégories populaires par mesure d’efficacité, etc.) de ce qui ne l’est pas (une intervention forte de l’État, une hausse des prélèvements fiscaux, une gestion métropolitaine du déclin urbain, etc.) en matière de gestion urbaine. Pour Hackworth, l’urbanisme d’austérité correspond parfaitement aux stratégies de décroissance planifiée. En effet, il s’agit de politiques mises en œuvre dans un contexte de crise, qui se concentrent davantage sur les processus de destructions (de logements, de quartiers, de services publics) que sur ceux de créations (de nouveaux types d’espaces urbains ou de biens collectifs) et qui poursuivent des objectifs progressistes superficiels et de court terme (une fois les terrains remis en état et verdis, ils seront vraisemblablement utilisés à des fins commerciales). Enfin, ces politiques ne sont que sélectivement participatives, ne laissant que les enjeux secondaires au débat (Hackworth, 2015).

46En dernier lieu, on peut s’interroger sur le caractère démocratique et militant des politiques de «smart shrinkage». Si les promoteurs de ces stratégies mettent régulièrement en avant la nécessité d’une approche bottom-up permettant d’impliquer par des dispositifs participatifs les différents groupes de la société urbaine, la littérature est plus circonspecte sur ces questions de participation citoyenne. Ainsi, certains travaux ont mis au jour la présence d’oppositions fortes des habitants (notamment les plus démunis) par rapport aux politiques de décroissance planifiée, comme dans le cas du redéveloppement post-Katrina de la Nouvelle-Orléans (Ehrenfeutch et Nelson, 2012; Ryan, 2012). D’autres ont souligné l’épuisem*nt précoce des processus participatifs. Ainsi, à Youngstown – une ville dont les politiques de «smart shrinkage» ont pourtant été présentées comme un modèle en termes de participation – la dynamique participative a certes impliqué les minorités ethniques et les groupes les plus défavorisés lors de la phase d’élaboration, mais elle s’est rapidement essoufflée lors de la phase de mise en œuvre du plan, suscitant des craintes et des contestations de la part des habitants (Rhodes et Russo, 2013). Ces contestations conduisent Hollander à conclure que l’un des éléments décisifs dans la capacité des élites urbaines à mettre en œuvre une stratégie de décroissance est la présence d’une société civile faiblement contestataire («quiet public») (Hollander, 2011).

47L’exemple du schéma directeur de Detroit (Detroit Future City), qui envisage un rétrécissem*nt de la ville sur les cinq prochaines décennies, permet de revenir sur cette ambiguïté de la dimension démocratique des politiques de «smart shrinkage». Lancé fin 2012, le plan constitue une stratégie de réaménagement particulièrement ambitieuse et à large échelle. Le plan de «rightsizing» envisage la reconversion des quartiers résidentiels aux plus hauts taux de vacance, présentés comme «sans aucune valeur de marché», vers une spécialisation bleue et verte (bassins de rétention, forêts, fermes et coulés vertes). Pour accélérer la transition, le plan prévoit le démantèlement progressif des services publics (feux de circulation, enlèvement des déchets, voirie, eau et assainissem*nt) dans les quartiers ainsi reconvertis. L’élaboration de ce document de planification s’est effectuée dans un contexte de relations ambiguës avec les organismes communautaires, entre coopération et conflit (Bockmeyer, 2013). Plus généralement, la création et la mise en œuvre du plan de Detroit apparaissent comme une forme de «gouvernance sans gouvernement» tant la municipalité, affaiblie par le déclin continu, s’est vue contrainte de recourir à un ensemble d’organisations communautaires et de fondations. Le nombre important d’acteurs intervenant dans la planification de la ville, aux intérêts souvent divergents, complique la définition d’une stratégie claire (Bockmeyer, 2013). La construction d’une typologie de quartiers basée sur une «market value analysis», parallèlement aux réunions publiques, finit de dépolitiser cette démarche (Safransky, 2014) en ne fondant les débats que sur la seule valeur d’échange, au détriment de la valeur d’usage et des nombreuses pratiques socialement utiles relevant de l’«urbanisme subalterne» (Roy, 2011; Schindler, 2014): maintenance des maisons abandonnées par les voisins, création de jardins communautaires, etc.

48Le plan s’est par ailleurs confronté, à partir de l’annonce publique de la décision de fermer les services publics dans certains quartiers, à l’opposition de nombreuses organisations communautaires réunies au sein d’un nouveau réseau, the People’s Movement Assembly. L’opposition au plan s’avère ainsi aujourd’hui frontale et ne porte pas tant sur la stratégie de verdissem*nt que sur les déplacements de populations et le «rééquilibrage» racial et social dont elle est suspectée de se faire l’instrument. Elle questionne également le caractère démocratique de l’élaboration du plan et la surreprésentation des populations noires parmi les habitants des quartiers destinés à l’abandon par les services urbains. Un mouvement associant des résidents et des universitaires, Uniting Detroiters, organise parallèlement aux réunions publiques de la municipalité une série d’ateliers où les résidents sont invités à planifier eux-mêmes la ville (Newman et Safransky, 2014).

49Au terme de cette revue des travaux sur les stratégies de «smart shrinkage» mises en œuvre dans les villes en déclin, le lecteur ne peut manquer d’être perplexe. D’un côté, tout un pan de la littérature met en avant le caractère nécessairement inventif, alternatif et participatif des politiques urbaines qui ont été construites progressivement dans les villes en déclin. Leur émergence, qui n’allait pas de soi, s’est heurtée à bien des obstacles, et en particulier à la force du «paradigme de croissance», qu’il a fallu dépasser en mobilisant l’ensemble des acteurs, élus, professionnels de l’urbanisme, habitants. Cela s’est traduit par l’émergence de stratégies présentées comme innovantes et exigeant à la fois un fort volontarisme politique et une participation d’acteurs variés, publics et privés. D’un autre côté, ces stratégies font également l’objet de vives critiques, qui nient leur dimension innovante et progressiste et les réduisent à une réinterprétation néolibérale des politiques de régénération des années1960 et1970, ou encore à une simple mise en application zélée des principes de l’urbanisme d’austérité [14]. L’opposition entre ces deux modes d’interprétation nous semble assez peu féconde, que ce soit pour la recherche ou pour une réflexion plus appliquée sur la définition des politiques d’aménagement dans les villes en déclin. C’est pourquoi il nous apparaît nécessaire de dépasser cette opposition stérile pour reconnaître toute l’ambivalence de ces politiques, mises en œuvre dans des contextes très spécifiques et d’une grande complexité, par des acteurs confrontés à des contraintes, à des tensions et à des contradictions d’une rare intensité. Notre position est que tout comme les stratégies de re-naturalisation et d’«agricolisation» des villes post-industrielles qu’elles accompagnent, les politiques de décroissance urbaine sont très diversifiées et peuvent déboucher sur des initiatives et dispositifs variés aux effets très différenciés en termes de justice sociale ou environnementale.

50Nous rejoignons ainsi la position beaucoup plus nuancée récemment proposée par Schindler, qui souligne l’importance des contextes et des choix politiques effectués par les acteurs des villes en déclin, comme ici dans le cas de Detroit: «Detroit Future City […] s’apparente à une tentative d’expérimentation, beaucoup plus qu’à une volonté de néolibéraliser la ville dans un contexte de crise. […] Les crises ne débouchent pas automatiquement sur une intensification des régulations marchandes, et elles peuvent favoriser l’émergence d’événements imprévus et dans certains cas de politiques urbaines d’émancipation» (Schindler, 2016: 832). Pour cet auteur, qui appartient pourtant à la mouvance critique des études urbaines, les villes en déclin sont des espaces où peuvent être expérimentées des formes de production et d’échange non capitalistes, caractéristiques de «l’urbanisme subalterne» mis en avant par Ananya Roy [15] (2011). De fait, les habitants restant dans ces villes ont peu de chances d’être réincorporés dans le système de production capitaliste et sont progressivement contraints de s’engager dans des formes de production non capitalistes. De ce fait, les shrinking cities voient le développement rapide de formes d’entrepreneuriat caractéristiques des villes du Sud, fondées sur l’autoproduction, la réparation, le troc, la vente de produits artisanaux, etc. De même, les modes de détention du sol y sortent progressivement des schémas capitalistes. Travaillant sur l’exemple de Flint, Schindler montre comment la ville devient une «zone d’exception», la municipalité possédant une grande partie du foncier et le mettant gratuitement à la disposition de ses habitants (Schindler, 2014).

51À la suite de Schindler, nous proposons de reconnaître le contexte très spécifique des shrinking cities, villes «marginalisées» par rapport au capitalisme, fonctionnant comme des espaces périphériques dans les circuits du capital. Cette approche, dans sa dimension critique, intègre l’idée que ces périphéries sont des espaces d’adaptation et d’innovation qui peuvent potentiellement déstabiliser le centre, ou du moins décentrer l’analyse urbaine. Cela ne signifie pas que les stratégies qui s’inventent dans ces villes s’apparentent nécessairement à de véritables «alterpolitiques» aptes à opposer un contre-modèle au développement urbain entrepreneurial dominant (Béal et Rousseau, 2014): les politiques de «smart shrinkage» menées actuellement dans un nombre croissant de villes américaines en déclin ne reflètent aucunement une quelconque conversion massive de leurs élites aux préceptes du mouvement de la décroissance et de la frugalité heureuse. Pour autant, elles nous paraissent indéniablement susceptibles de déboucher sur des innovations aux plans politique, social, économique et environnemental. Les stratégies de décroissance planifiée nous semblent à ce titre mériter un examen plus approfondi, et qui sorte des schémas d’analyse classiques des politiques urbaines.

  • [1]

    Cet article présente une partie des résultats du projet de recherche collectif ALTERGROWTH - Alternative Urban Policies for Shrinking Cities, financé par l’ANR (ANR-14-CE29-0004). Il est dédié à la mémoire de Matthieu Giroud (1977 - 2015), membre de l’équipe.

  • [*]

    Auteur correspondant: vbeal@unistra.fr

  • [2]

    Ces travaux américains sont parfois éclairés par une littérature européenne, notamment allemande, que nous mobiliserons également.

  • [3]

    Les processus de déclin urbain ont fait l’objet de travaux nombreux avant cette période (pour une synthèse complète, voir Beauregard, 2003). Dès les travaux de l’Ecole de Chicago, les processus de déclin sont analysés (Hoyt, 1939). Toutefois, ces travaux étaient centrés essentiellement sur l’étude du déclin des villes-centres sous l’effet conjugué de la désindustrialisation, de la suburbanisation et de la ségrégation (Downs, 1997). Les travaux sur les shrinking cities qui se développent dans les années 2000 offrent une perspective plus large, notamment dans leur tentative d’appréhender le déclin de manière plus structurelle.

  • [4]

    Robert Beauregard fait partie de ces exceptions: professeur à Columbia et auteur de travaux scientifiques reconnus sur le déclin urbain, il est membre du Vacant Property Research Network et a participé également aux manifestations organisées par l’American Assembly (Mallach, 2012a) ou la Brookings Institution.

  • [5]

    Nous avons choisi de traduire le terme de «smart shrinkage» par «décroissance planifiée» parce que cette dernière notion nous a semblé plus évocatrice pour les urbanistes francophones. Mais d’autres traductions, comme «rétrécissem*nt stratégique», auraient également pu être envisagées. Comme nous l’avons vu, le terme anglais désignant ces politiques n’est lui-même pas stabilisé: la dénomination de ces stratégies profondément ambiguës constitue un enjeu crucial.

  • [6]

    Beauregard (2003) a parlé de la suburbanisation comme d’une forme d’urbanisation parasite, dans laquelle les territoires périphériques se développent aux dépens de la ville-centre, en lui laissant assumer les coûts de la métropole tout en tirant les bénéfices des équipements culturels et sportifs d’échelle métropolitaine.

  • [7]

    En 1987, ces deux universitaires américains proposent de rendre à l’état sauvage les Grandes Plaines de l’Ouest américain en encourageant l’abandon progressif des activités agricoles. Ce large territoire rural qui couvre dix États est en effet alors confronté à des processus structurels de dépeuplement et de dévitalisation économique couplé à une intensification de la pression sur ses ressources naturelles. Le projet ambitieux de décroissance planifiée de Popper et Popper déclenche aussitôt une vive polémique aux États-Unis (Matthews, 1992), qui persiste encore aujourd’hui. Au tournant des années 2000, les Popper ont également joué un rôle important dans la montée en puissance des idées de décroissance urbaine en «urbanisant» leurs réflexions.

  • [8]

    «Aménager pour moins: moins d’habitants, moins de constructions, moins de développement urbain».

  • [9]

    Dès 2007, la ville de Cleveland a adopté des règles d’urbanisme favorisant l’agriculture urbaine, en introduisant des «urban garden zoning districts» et en autorisant les résidents à élever des abeilles, des poules, des canards, des lapins (Morrison et Dewar, 2012). La ville de Detroit a récemment mis en place un dispositif similaire (Paddeu, 2015).

  • [10]

    Si l’agriculture urbaine s’est développée dans les villes en déclin américaines, c’est avant tout en raison de la présence importante de terrains vacants, qui fonctionnent comme des opportunités foncières. Ces derniers sont traditionnellement considérés par les urbanistes comme un problème à régler. Notons que le phénomène est loin d’être limité aux seules villes en déclin: au début des années, 2000, une ville américaine possédait en moyenne 15% de terrains vagues (Pagano et Bowman, 2000). Cette part est plus élevée dans les villes en déclin aujourd’hui, et notamment depuis la crise de 2008 (Nemeth et Hollander, 2012).

  • [11]

    Originellement utilisé dans le champ de l’aide au développement aux États-Unis, le terme de «triage» est repris en 1975 par le chercheur et expert Anthony Downs pour décrire la gestion de la crise urbaine aux États-Unis. Selon lui, dans un contexte de crise, les acteurs locaux doivent faire un usage stratégique des ressources publiques en limitant les investissem*nts aux zones les moins défavorisées qui ne requièrent pas une intervention lourde. Cette stratégie qu’il nomme «urban triage» est censée répondre au programme fédéral plus progressiste du Community Development Block Grant (CDBG) qui était en vigueur depuis 1974 et qui avait englobé notamment le programme Model Cities, créé en 1966 par le président Johnson dans le cadre de la «guerre contre la pauvreté». Elle s’appuie sur la mise en place de typologies de quartiers basées sur des critères socio-économiques, ethniques, physiques, d’image, etc.

  • [12]

    Le redlining est une pratique née après la crise de 1929 aux États-Unis. Dans un contexte de défaut généralisé de paiement des prêts immobiliers, l’administration Roosevelt créée la Home Owners’ Loan Corporation (HOLC) dont l’objectif est de soutenir les propriétaires en leur offrant des solutions de refinancement de leurs prêts. Pour mettre en œuvre ce dispositif, la HOLC établit une typologie de quartiers, reprise par la Federal Housing Administration (FHA) et par les acteurs privés (banques, compagnies d’assurance, etc.) pour évaluer les risques de leurs investissem*nts. Cette pratique, hautement critiquée, avait tendance à faire de la race le critère déterminant de la catégorisation. Cette pratique renforçait également le déclin en légitimant le désinvestissem*nt dans les quartiers défavorisés sans qu’une analyse minutieuse ait été faite au préalable. Malgré son interdiction en 1968, cette pratique s’est perpétuée. Dans les années1970 et1980, elle a notamment favorisé la canalisation des épargnes du Nord-Est des États-Unis vers les États du Sud.

  • [13]

    Pour une analyse comparable sur Detroit, voir Safransky, 2014

  • [14]

    Cette opposition peut s’illustrer par la juxtaposition des points de vue extrêmes d’Edward Glaeser, l’un des chantres de l’urbanisme néolibéral aux États-Unis, et de Thomas Sugrue, historien critique de Detroit. Évoquant les politiques de «smart shrinkage», le premier est enthousiaste: «Les parcs, les espaces ouverts et les grandes parcelles vont remplacer les quartiers autrefois denses… Le réel bénéfice de ces investissem*nts ne réside pas dans le tourisme mais dans l’attraction de nouveaux habitants qualifiés qui puissent faire rebondir la ville, en particulier si ces habitants sont connectés à l’économie globale» (Glaeser, 2011b: 66-67), tandis que le second manifeste le pessimisme le plus noir avec l’exergue d’un de ses articles récents: «Bonne nouvelle: quelques “hipsters” sont en train de redécouvrir Détroit. Mauvaise nouvelle: tout le reste» (Sugrue, 2013)

  • [15]

    A. Roy (2011) dans son article sur l’urbanisme subalterne, renvoie à la notion de périphérie empruntée à Simone (2010), désignant des villes qui sont à la périphérie de l’analyse urbaine et dont les pratiques et politiques urbaines ont été ignorées, mais aussi des espaces «in-between» qui n’ont pas été soumis aux logiques dominantes caractéristiques du centre.

De quoi le « smart shrinkage » est-il le nom ? Les ambiguïtés des politiques de décroissance planifiée dans les villes américaines (2024)
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